Jouir sans entrave ... ?
La jouissance n’est pas le plaisir. Le terme plonge ses racines dans la langue du droit. On peut jouir de planter son arbre (pouvoir, possession, propriété), d’en goûter les fruits (usufruit) et on peut même jouir de le détruire pour en faire du bois de chauffage (jouir de la destruction). La jouissance va de la chatouille qui fait rire aux larmes à l’immolation du bonze. Elle est parfaitement définie par Sainte Thérèse d’Avila quand elle évoque la piqure que l’ange lui inflige : « La douleur était si exquise que je souhaitais qu’elle ne s’arrêtât point. »
Il s’agit donc d’une satisfaction inconsciente mais qui est un déplaisir pour la conscience. La jouissance c’est du vivant, il y faut un corps, mais si nous n’avions pas le langage nous n’en saurions rien. C’est dire que le signifiant en est la cause. Parler fait jouir et le corps y sert de substance. Mais à causer la jouissance le signifiant en fait aussi la limite. Il n’y a pas une jouissance, mais des jouissances : jouis-sens, jouissance phallique, jouissance Autre dite supplémentaire, plutôt féminine et indicible.
Tandis que l’instinct adapte spontanément l’animal à son environnement, l’être parlant est quant à lui soumis à la pulsion muette et acéphale qui impose au corps une jouissance que rien ne peut négativer. Le surmoi féroce fait la grosse voix et commande par un ordre irrépressible : jouis !
Là où les symptômes séparent les corps, la parole que Lacan qualifie de « chancre » ou de « parasite » crée l’être du sujet, et peut faire pacte et unir. La parole aliène, la parole libère, elle peut suppléer au corps à corps qui n’est jamais qu’un chacun pour soi. Car jouir n’est signe ni d’amour ni de désir. Le désir quant à lui, n’est-ce pas ce à quoi la jouissance fait obstacle dès lors que les objets pullulent et se proposent à une jouissance toujours plus vorace, insatiable et toujours insatisfaisante ? En effet, la jouissance n’est jamais celle qui faudrait. L’insatisfaction conserve une part irréductible.
Le désir suppose une perte de jouissance, un renoncement, un risque, une parole donnée, une invention. Le désir fait lien à partir du manque à dire, de l’impossibilité de dire, d’où le recours au fantasme pour rendre supportable cet impossible.
Notre époque est en panne de désir, elle jouit.
Elle consomme si bien qu’elle se « consume » pour reprendre un mot de Lacan.
Marc Lévy